LE BONHEUR A PERIGUEUX
LE BONHEUR À PÉRIGUEUX |
Par Michel Testut Je dois à Périgueux beaucoup de ce que je tiens pour essentiel, et d'abord, précisément, le goût du bonheur. J'ai la certitude qu'il existe ainsi des lieux qui nous révèlent à nous-même, où nous contemplons avec délice notre désir d'une certaine existence. Et même si le quotidien y imprime quelques distorsions, nous les pensons toujours moins pénibles qu'ailleurs. C'est la grâce de nos géographies sentimentales. Mais, est-il possible et surtout bien convenable d'étaler au su et au vu de tous les raisons de sa passion pour sa ville, n'y a t-il pas là une forme d'indécence, une manière d'exhibitionnisme ? Il me semble avoir avec Périgueux des intimités qui ne regardent que nous deux. Albert Camus ne disait-il pas que ce sont souvent des amours secrètes, celles que l'on partage avec une ville ? D’ailleurs, je crains de ne savoir exprimer cette correspondance qui me lie à Périgueux, de ne pas trouver les mots pour vous dire ma vision d'une ville qui est pour moi à la fois sensuelle et abstraite, irréelle et tangible. Aussi parce qu’ici l'essentiel est peut-être moins accessible. Périgueux se dissimule, il faut la convoiter, la courtiser, la mériter, elle ne se découvre pas à la première œillade et ne se livre pas à la première embrassade. Elle est chaste et secrète. Et moi, jaloux, j’ai la prétention parfois de croire que ces rues, ces places, ces murs, ces toits, ne sont que pour moi seul d'une presque insupportable beauté. J'ai souvent tenté de réfléchir à l'essence de ces fascinations, à cette aliénation éblouie, à cette domination quasi physique qui tient, en ce qui me concerne, de la possession passionnelle, presque charnelle, et que semble exercer ma ville sur d'autres que moi. S'agit-il d'une harmonie, d'une douceur, d'une atmosphère, d'un climat au sens où l'entendait André Maurois, d’une luminosité unique capable de déposer à la dérobée une goutte de miel sur la gamme des couleurs, sur la vie même ? Doit-on parler d'une âme ? Ou alors faut-il admettre que la singularité de Périgueux tient à un mystère ? Son mystère. Oh ! Je vous entends d'ici contester, m'accusant de me payer abusivement de bien grands mots en parlant d'âme et de mystère. Vous m'objecterez que Périgueux, comme la plupart des villes du monde, n’est qu’un maillage de rues et de places, que fatras de pierres, de bois, de tuiles, de matériaux mêlées, tout au mieux un effet hasardeux de l'art ou un effet artistique du hasard. Alors là, je vous répondrais du tac au tac que ce n'est pas un hasard si les hommes se complaisent ici depuis les premiers temps, si Gaulois et Romains, Barbares mêmes, succombèrent à cette magie singulière. Pas par hasard que depuis vingt siècles, plus peut-être, les hommes protègent ici leur petit paradis terrestre, qu’avec un instinct très sûr du beau, ils ont construit pour cela des temples et des maisons admirables aux murs de deux mètres d'épaisseur. Et comme, à leurs yeux, rien n'était trop beau pour pareille vocation, ils usèrent une longue patience à tailler la pierre, à la hisser au dessus de leur tête à bout de bras, à la sculpter, à la ciseler délicatement en pinacles, en blasons, en symboles protecteurs, à la polir en moulures, à travailler le bois, à forger et à marteler le fer en grilles et en balustres. Et ce n’est pas par hasard si l'Histoire n'en finit pas de s'y reconstruire sur elle-même, et pas non plus par hasard si la vie y afflue depuis deux mille ans, échafaude sur le terreau de deux mille ans de morts et s'y régénère sans cesse ! D'ailleurs des gens heureux vivent ici. Peut-être la longue mémoire des heurs et des malheurs d'une si longue histoire leur a-t-elle appris la volupté de l'instant ? Peut-être que la douce patine de leurs vieilles pierres, oublieuses du pire et parfois du meilleur, comme relativisant les heures sombres et les âges d'or, les incitent à la sagesse. Car les Périgourdins savent s'occuper très sérieusement de leur bonheur. Les regarder vivre vous dispense presque de lire les "Essais". Ils savent aussi que leur bonne ville recèle beaucoup d'accessoires très utiles pour être heureux et savent encore s'en contenter. Ils y ont le pain et le couteau et pour le reste, des décors admirables. Certains beaux esprits leur reprochent cette suffisance de se contenter si chère à Montaigne, au prétexte qu’ils ont parfois l'arrogance de soupçonner leurs édiles trop entreprenants de vouloir dilapider leur bonheur pour des foucades. Voilà, sans doute, un peu du mystère de Périgueux : le bonheur semble y être plus simple. Michel Testut est écrivain, auteur de nombreux ouvrages, dont Des Plaisirs et des jours en Périgord aux éditions Fanlac, Petits matins , L'Instinct de gourmandise (Prix de la ville de Périgueux au Salon International du Livre Gourmand), La Belle humeur et L'Esprit des pierres aux éditions de La Lauze. |